LA CONSTRUCTION DU VILLAGE DE PORT CHARLOTTE


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À quoi ressemblait donc Islay à la fin des années 1820 et que se passait-il dans le reste du monde à cette époque ? Imaginons le contexte dans lequel a été construit Port Charlotte, village modèle pour l’île en ce temps-là.

À quelques kilomètres de la distillerie Bruichladdich, dans les Rhinns d’Islay, un petit hameau tourne ses façades blanchies à la chaux vers un vaste loch marin sauvage. Ses rues goudronnées suivent les contours de la côte en remontant la colline, tandis que maisons et parcelles sont entourées de chemins herbeux. Un ruisseau peu profond mais large coule sous un pont. Sur sa rive est se tiennent les imposants édifices d’une distillerie, avec leur succession de toits pentus. Ancrée au centre d’une des berges, une jetée de pierres. S’élevant derrière les maisons, une vieille école coiffée d’un petit beffroi tente de dominer le paysage. On dit de ce village qu’il « se fait remarquer » (Lord Teignmouth, 1836) et qu’il est « l’un des plus jolis et photogéniques d’Islay » (Margaret Storey, 1980).

Si son style manque d’uniformité, ce n’est pas par accident. À l’image de Port Ellen, de Portnahaven et de Bowmore, comme de la moitié de la ville d’Édimbourg, c’est une de ces « nouvelles communes » dont l’édification a été planifiée et ce dès 1828, sur la route descendant des Rhinns construite plus tôt, en 1813, par le grand ingénieur écossais Thomas Telford et ses hommes. La « Loch Indaal Distillery » occupe un rôle central dans la raison même d’exister de Port Charlotte, à savoir : fournir aux natifs des emplois locaux dans l’artisanat, les services, la distillation et la pêche, loin du continent et des « townships » (petits groupes de fermes collectives) où ils louent des exploitations en fermage. 

LADY CHARLOTTE CAMPBELL

Le village fut construit sur le site d’un hameau plus ancien, rejoint au niveau de Bowmore par un ferry qui traversait le Loch Indaal. Les terres qu’il recouvre appartenaient autrefois à la ferme Glassans ou Classans. On pense que son nom gaélique d’origine, « Port Sgioba », du mot « Skiba » qui signifie littéralement « équipes », fait référence soit au labour de la terre, soit à la navigation. Son nom anglais de « Port Charlotte » rend hommage à une célébrité à la cour du roi George IV, à une dame et femme de lettres qui se trouve être la mère du « Laird of Islay » (Walter Frederick Campbell). 

Lady Charlotte Campbell est l’une des filles du duc d’Argyll, du château d’Inverary, situé non loin de là sur le continent. Elle et le colonel John Campbell d’Islay, soldat puis homme politique, ont neuf enfants. Si Campbell meurt jeune, en 1809, elle lui survivra 52 années de plus et publiera entre 13 et 25 ouvrages, dont certains sous des noms d’emprunt. 

Au décès de son époux, elle devient dame de compagnie de la reine Caroline de Brunswick, à une époque où rivalités et scandales à la cour royale suscitent un grand intérêt auprès de la population. Comme le relate l’écrivain et critique William Hazlitt dans les années 1820, « les affaires de la reine (...) s’enracinent dans le cœur de la nation, prennent possession de chaque maison, chaque cottage du royaume ». Lady Charlotte fait elle-même quelques vagues en épousant le tuteur de ses enfants, le jeune révérend Bury, à qui elle donnera deux enfants de plus et à qui elle survivra également. Comptant les écrivains Walter Scott et William Blake parmi ses connaissances, elle publie elle-même Flirtation, son quatrième roman populaire, en 1828, alors que sont posées les premières pierres du village de Port Charlotte. En 1822, le roi George IV entreprend un célèbre voyage en Écosse, durant lequel il bénit et ratifie l’industrie du scotch whisky.

WALTER FREDERICK CAMPBELL

La naissance de l’« improving landlord », le propriétaire foncier « améliorateur ». En 1828, c’est l’un des fils de Lady Charlotte, Walter Frederick, qui impulse la planification et la construction de Port Charlotte. (Bien qu’il ait donné des parcelles et des indications pour la construction, les maisons qui y seront bâties seront payées par leurs nouveaux propriétaires.) Frederick a auparavant supervisé la construction de Port Ellen, débutée en 1821, ainsi que la transformation de Portnahaven en un village de pêche et d’affermage. Notons que les années 1820 se situent au milieu de la période des « Highland Clearances » (les « évacuations des Hautes terres »). Walter Frederick a hérité l’île d’Islay de son grand-père, qui avait lui-même imaginé Bowmore en 1768 dans le but d’y établir une communauté. 

À 24 ans, Frederick est élu membre de la Royal Society d’Édimbourg. Cette même année, il devient membre du Parlement. Depuis plusieurs générations déjà, Édimbourg joue un rôle important dans le mouvement du « Scottish Enlightenment » (les « Lumières » écossaises). C’est d’ailleurs à Édimbourg que l’Encyclopaedia Britannica est créée, dans les années 1760, avant la Révolution française. Cette décennie-là voit les débuts de la construction de New Town, la « Nouvelle ville », avec ses proportions équilibrées et son urbanisme aéré. Voltaire lui-même commente la chose en ces mots : « Aujourd’hui, dans toutes les formes d’art, de l’épopée jusqu’au jardinage, c’est l’Écosse qui nous donne les règles du bon goût ». Adam Smith, l’auteur de La Richesse des nations (publié en 1776), dans lequel il expose les principes fondamentaux du capitalisme et de la méritocratie et leur valeur vis-à-vis de l’aristocratie, a été actif à Édimbourg et son université. À la fin des années 1820, l’Écosse convoque également une image romantique, tandis que Hector Berlioz compose sa symphonie adaptée du roman Waverley ou l’Écosse de Walter Scott et que Mendelssohn visite les Hébrides.

LE CONTEXTE HISTORIQUE

Les années 1820 sont une époque de bouillonnement industriel et politique, tandis que l’île d’Islay reste pour sa part largement féodale (certains diront d’ailleurs qu’elle l’est encore un peu aujourd’hui !). L’année 1818 marque l’ouverture du premier chantier naval à Glasgow. L’industrie écossaise de la sidérurgie est révolutionnée lorsque Neilson invente en 1828 la technique de préchauffage de l’air de combustion dans les hauts fourneaux. Les premières locomotives à vapeur circulent à Glasgow et ses alentours à partir de 1826. L’industrie du coton est extrêmement importante dans l’ouest de l’Écosse. Les florissantes filatures de New Lanark constituent d’ailleurs un précédent intéressant, car leur configuration intègre dès le départ la construction d’infrastructures et d’hébergements pour les ouvriers.

Se pourrait-il que Walter Frederick se soit inspiré de ce modèle ? Aux filatures New Lanark, le propriétaire de l’époque, Owen, devient le leader utopiste d’un mouvement ouvrier socialiste. Il y ouvrira en 1817 la première école primaire de Grande-Bretagne. L’industrialisation s’accompagne de changements sociaux, comme l’illustrent les mouvements des artisans tisserands éduqués de Paisley et les « guerres radicales » de 1820.

PROPRIÉTÉ ET POLITIQUE

En tant qu’homme politique, Walter Frederick est tout à fait conscient des forces, potentiellement favorables ou défavorables à sa propre position et au sort de ses concitoyens, suscitées par les réformes électorales de 1832. À l’époque, l’Écosse compte 2,3 millions d’habitants. Or, alors qu’en 1831, seuls 4 500 hommes avaient le droit de vote, les réformes font passer ce nombre à 65 000. Elles stipulent en effet que, le droit de vote étant déterminé en fonction de la valeur de la propriété, celui-ci s’étend désormais « dans les villes, aux occupants de biens d’une valeur de 10 livres sterling et dans les campagnes, aux propriétaires de biens d’une valeur de 10 livres sterling ainsi qu’aux locataires de terres dans les domaines dont la location s’élève à 50 livres sterling. » Au moment où cette nouvelle loi entre en vigueur, les résidents de Port Charlotte ont accédé à la propriété. Même s’ils sont encore bien loin d’être maîtres de leur destinée, c’est le début de ce que l’Encyclopaedia Britannica qualifie de « changement colossal en termes de lieu et d’exercice du pouvoir politique ». 

En 1831, la population d’Islay s’élève à 15 000 habitants, soit quatre fois et demi plus qu’aujourd’hui. L’émigration massive vers l’Amérique du Nord, qui se pratique déjà depuis des décennies, est rendue plus difficile par une taxe sur les voyages à l’étranger imposée durant les guerres d’indépendance hispano-américaines, et plus dangereuse par les guerres napoléoniennes. (Pour l’anecdote, l’île d’Islay aurait connu une recrudescence de la production de bœuf durant cette période, en raison de la demande accrue pour nourrir les soldats.) La distillerie Loch Indaal de Port Charlotte ouvre ses portes en 1833, créant par la même occasion des emplois directs et indirects. En 1841, année du premier recensement, on dénombre 400 habitants à Port Charlotte. 

Ce nombre augmentera aux XXe et XXIe siècles.

Depuis, beaucoup de choses ont changé. Les Campbell, qui ont consacré 800 000 livres sterling à l’« amélioration » d’Islay, font faillite. En 1847, vingt ans à peine après avoir construit Port Charlotte, ils quittent l’île, et la distillerie met la clé sous la porte en 1930. Aujourd’hui, Port Charlotte est devenu une sorte de village de vacances. Beaucoup de constructions d’origine ont acquis une valeur élevée, même si elles restent vides la majeure partie de l’année.

L’AVENIR

Si l’industrie du whisky a bien changé, la distillerie Bruichladdich est fière de continuer à fournir un nombre conséquent d’emplois sur l’île. Beaucoup de nos employés sont d’ailleurs allés à l’école primaire de Port Charlotte. C’est notre whisky que les entrepôts historiques de Port Charlotte abritent aujourd’hui. Nous sommes propriétaires de ce site, que nous envisageons de rouvrir. Le nom de Port Charlotte résonne sur chaque bouteille de notre gamme de single malts fortement tourbés, reconnaissables à leur « style d’Islay » emblématique.

Les liens qui nous unissent à ce lieu sont profonds, et notre distillerie, vibrante et dynamique, en fait intimement partie. Alors, qui sait ce que les 200 prochaines années nous réserveront ?